Réflexions méthodologiques sur la « rhétorique coranique by Guillaume Dye
from the book Page 68 to 80
CONTROVERSES SUR LES ÉCRITURES CANONIQUES DE L’ISLAM
Edited by DANIEL DE SMET et MOHAMMAD ALI
For Deep Translator on added verses in Quran .... page 75 to 78
Le « tissage » du texte coranique : fins et débuts de sourates
Dans l’appendice de son ouvrage Le Festin, Michel Cuypers insiste, suivant en cela divers savants musulmans, sur l’agencement du texte coranique, et le fait qu’il existe une certaine logique dans les relations entre différentes sourates {457}. Dans le cadre des sciences islamiques, ce type de propos a souvent une fonction apologétique : il s’agit d’insister sur la cohérence du texte coranique, face aux objections de désordre ou d’incohérence. Mais aussi bien un exégète musulman du XIV e siècle comme alZarkašī (m. 1391) {458} que Cuypers font une observation qui me paraît décisive, même si on n’en a pas forcément tiré les enseignements pertinents. Tous deux remarquent en effet que le début d’une sourate s’accorde souvent très bien avec la fin de la sourate précédente
{459} . Plus précisément, il y a régulièrement, entre deux sourates consécutives, des mots-crochets, ou des phrases-crochets, qui lesrelient entre elles. Comme on va le voir, cette idée se vérifie assez bien (les cas où elle ne se vérifie pas
s’expliquent en général très facilement). Je suis en revanche moins convaincu par l’idée, apparemment reprise par Cuypers, selon laquelle les sourates forment des paires {460} . Beaucoup de sourates sont tellement composites, et les thèmes abordés reviennent de façon tellement constante (et les critères de
Cuypers sont tellement lâches {461} ), que l’on peut presque rapprocher tout et n’importe quoi. Revenons à l’idée selon laquelle il y a souvent un lien étroit entre la fin d’une sourate et le début de la sourate suivante. On peut en donner de nombreux exemples
Ainsi, Q 1:6 (ihdinā ṣ-ṣirāṭa l-mustaqīm) « s’accroche » très bien à Q 2:2 (ḏālika l kitābu lā rayba fīhi hudan li-l-muttaqīn), pour des motifs thématiques (la notion de guidance) et phonétiques (mustaqīm /muttaqīn). Q 3:200 (wa-ttaqū llāha) et Q 4:1 (yā-’ayyuhā n-nāsu ttaqū rabbakumu) évoquent tous deux la crainte de Dieu. Q 4:176 est une liste de commandements, à rapprocher de Q 5:1-2. Q 5:120 loue Dieu, à qui appartient le royaume des cieux et de la terre, alors que Q 6:1 loue Dieu qui a créé les cieux et la terre. Utiliser des doxologies pour terminer une sourate et entamer la suivante est aussi un procédé très courant : cf. Q 15:96-99 vs Q 16:1 (le lien est aussi fait ici autour du thème de l’associationnisme) ; Q 17:111 vs Q 18:1 ; Q 36:83 vs Q 37:5 ; Q 56:96 vs Q 57:1.
D’autres thèmes reviennent à plusieurs reprises, comme ceux de la prière
{462} , de la miséricorde divine {463} , du jugement de Dieu {464} , de l’avertissement et du rappel {465} , du messager de Dieu {466} , de la lutte et de la victoire {467} . Le thème de la véracité de la révélation et de la croyance permet le lien entre Q 12:111 et Q 13:1 {468} , la « science de l’Écriture » celui entre Q 13:43 et Q 14:1, le mensonge celui entre Q 25:77 et le début de Q 26 (25:77, fa-qad kaḏḏabtum ; 26:6, fa-qad kaḏḏabū). Parfois, l’idée exprimée dans un verset est explicitée dans l’autre : cf. Q 26:227, sur les bonnes œuvres (’illā llaḏīna’āmanū wa-ʿamilū ṣ-ṣāliḥāt) vs Q 27:1-3 (a llaḏīna yuqīmūna ṣ-ṣalāta wa-yu’tūna z-zakāta), ou alors ily a une antithèse entre les deux versets (Q 58:22 et l’entrée au Paradis vs Q 59:1 et l’expulsion desmaisons).
La formule « cieux et terre » est aussi utilisée comme « mot-crochet » : cf. Q 24:64 vs Q 25:2 ; Q 42:53 vs Q 43:9 (avec en plus les thèmes de l’omnipotence divine, et surtout de l’Écriture {469}) ; Q 43:82-85 vs Q 44:6-11 ; Q 45:37 vs Q 46:2-3 (plus la formule al-ʿazīz al-ḥakīm). La référence auxastres joue un rôle comparable entre Q 52:49 et Q 53:1.
Certains thèmes peuvent aussi se combiner. Un bel exemple est constitué par les relations entre Q 9:127-129 et Q 10:1-4. Il est question du messager (9:128, la-qad ǧā’akum rasūlun min ’anfusikum vs10:2, ’a-kāna li-n-nāsi ʿaǧaban ’an ’awḥaynā ’ilā raǧulin minhum), des mécréants (9:127, 129 vs 10:2, 4), de l’Écriture (9 : 127, sūra vs 10:1, ’āyātu l-kitāb), et du Trône de Dieu (9:129, huwa rabbu l-ʿarši l-ʿaẓīm vs 10:3, ṯumma stawā ʿalā l-ʿarš).
Dans certains cas, ce sont les débuts de deux sourates consécutives qui sont liés. Par exemple, deux sourates consécutives commencent par des « lettres mystérieuses » identiques (Q 2 et Q 3, Q 11 et Q 12, Q 14 et Q 15, Q 29 à Q 32, Q 40 [voire Q 39 {470} ] à Q 46) ou proches (Q 12 et Q 13, Q 13 et Q 14), ou
bien par des formules identiques ou proches (Q 27 et Q 28, Q 34 et Q 35, Q 61 et Q 62), ou à la fois par les mêmes « lettres mystérieuses » et des formules similaires (Q 39 à Q 46). Dans d’autres cas, les débuts de deux sourates consécutives sont reliés par un thème commun (Q 53 et Q 54, Q 65 et Q 66).
Ce phénomène de jonction entre la fin d’une sourate et le début de la suivante est particulièrement marqué dans la première partie du texte coranique. Dans quelques rares cas, le lien est seulement fait entre les débuts des sourates : Q 2 et Q 3, Q 11 et Q 12, Q 27 et Q 28, Q 30 à Q 32, Q 34 et Q 35, Q 39 à Q 42, Q 44 et Q 45, Q 47 et Q 48. Dans d’autres cas, il est fait aussi bien entre les débuts de deux sourates consécutives qu’entre la fin de la première et le début de la suivante : Q 12 et Q 13, Q 13 et Q 14, Q 14 et Q 15, Q 29 et Q 30, Q 42 à Q 44, Q 45 et Q 46. Dans la plupart des cas, il est cependant fait uniquement entre la fin d’une sourate et le début de la suivante : Q 1 et Q 2, Q 3 à Q 6, Q 7 et Q 8,
Q 9 à Q 11, Q 15 et Q 16, Q 17 et Q 18, Q 19 à Q 27, Q 32 à Q 34, Q 35 à Q 37, Q 46 et Q 47, Q 48 et Q 49.
Jusqu’à la sourate 50, il y a très peu d’exceptions : Q 6 et Q 7, Q 8 et Q 9 (mais l’absence de jonction s’explique facilement si l’on avait affaire, à l’origine, à une seule sourate), Q 16 et Q 17, Q 18 et Q 19, Q 28 et Q 29, Q 37 à Q 39, Q 49 et Q 50 – autrement dit, huit cas sur quarante-neuf, soit 16,33 % des cas, et donc 83,67 % où le principe fonctionne. Si on fait de Q 8 et Q 9 une seule sourate, le principe fonctionne dans 85,41 % des cas. Cela ne peut pas être dû au hasard
On sait par ailleurs que, grosso modo (et hormis bien sûr la Fātiḥa), les sourates sont ordonnées, dans le corpus coranique, selon un ordre de longueur décroissant – même si cet ordre admet des exceptions {471} C’est un système de classement bien connu dans l’Antiquité, et c’est déjà celui des épîtres de Paul. Parmi les exceptions mentionnées au paragraphe précédent, seules les sourates 6-7, 8-9, 49-50 n’obéissent pas à cet ordre de longueur décroissant (trois cas sur quarante-huit, soit 6,25 %, n’obéissent donc ni à l’ordre de longueur décroissant, ni au principe des phrases-crochets).
On pourrait alors faire le raisonnement suivant. Le classement des sourates selon un ordre de longueur décroissant est valable de manière générale, malgré quelques exceptions. C’est un ordre qui ne dépend pas du contenu des sourates. Ce classement s’accorde par ailleurs avec celui qui ordonne les sourates selon un système de mots-crochets et de phrases-crochets, rapprochant la fin, et parfois le début, de la sourate N, du début de la sourate N + 1. Or si l’on suppose que les sourates sont des compositions indépendantes, qui remontent, dans leur intégralité, à l'époque du Prophète (c’est-à-dire avant ce qu’il est souvent convenu d’appeler la collecte du Coran), comment se fait-il que deux classements qui n’ont en principe rien à voir (classement selon la longueur, ordre selon les phrases et mots-crochets des débuts et des fins des sourates), soient concordants ? Autrement dit, par quel miracle le début de la sourate N + 1 s’enchaîne-t-il harmonieusement avec la fin de la sourate N, alors même que les sourates se trouvent à peu près ordonnées des plus longues aux plus brèves ?
L’explication la plus plausible est que ce sont les scribes à qui a échu la tâche de composer le Coran qui sont responsables de ces phrases-crochets, ce qui veut dire que les fins des sourates, et parfois aussi les débuts, ont souvent été ajoutés et rédigés au moment de la composition du Coran en un muṣḥaf. Un
examen des passages concernés le confirme. On a affaire à des interpolations évidentes (Q 4:176 ; 22:78 ; 26:227 ; 48:29), et à d’autres qui le sont peut-être moins, mais dont on voit bien vite qu’elles entretiennent plus de relations avec le début de la sourate suivante qu’avec les versets qui la précèdent (Q 3:200). Ces passages sont souvent introduits par qul (« Dis : etc. ») : Q 11:108-109 ; 17:111 ; 20:135 ; 21:112 (qāla) ; 23:118 ; 25:77. On a là, à mon sens, un bon exemple du travail éditorial et rédactionnel des scribes – un travail qui ne se limite pas à replacer, avec plus ou moins de liberté, les « pièces d’un puzzle », mais à rédiger des versets et à mettre en scène une figure prophétique et un discours adressé au Prophète {472} . De ce point de vue, le rôle des scribes dans le travail de composition du Coran n’est peutêtre pas moindre que celui des scribes qui ont composé les livres prophétiques de la Bible, même si la période entre la prédication de Muḥammad et la composition du muṣḥaf coranique est beaucoup plus brève.